blessé de guerre chirurgie

Hériter, s'inspirer, transmettre

Les héros des temps modernes

L'Humanité a survécu à ses propres démons. Notre perpétuation nous la devons à cet homme ou à cette femme, à ces héros humbles ou puissants qui, depuis le commencement du monde, se sont penchés sur la souffrance au lieu de la provoquer. Celui qui s’incline pour soigner le malade ; Celui qui, penché sur son écran ou à la pointe de son stylo, risque sa vie pour défendre la liberté d’expression ; Celui qui protège les vulnérables des barbares et des tueurs ; Celui qui, attentif, cherche à comprendre les souffrances et qui, peut-être les guérira.
"Des pierres précieuses brillent parmi les poubelles humaines". Nous sommes allés à leur rencontre.
Entrez en résonance, rejoignez-nous.

Préparation des interviews, questions et pistes de réflexion, visuels : Néa Bernard
Interviewer, réalisation et montage vidéo : Jack Matitiahu

Chloé Bertolus

Chloé Bertolus

Cheffe de service de chirurgie maxillo-faciale à la Pitié Salpêtrière. Recherche clinique en cancérologie.

La passion de transmettre l'amène à enseigner aux étudiants en troisième année à Sorbonne Université, et en écoles d’infirmières.
Elle met aussi sa chirurgie au service de patients de pays manquant de praticiens spécialisés et se rend plusieurs fois par an en Jordanie, au Brésil, au Sénégal, en Ukraine.
Le 7 janvier 2015, Chloé Bertolus est appelée en urgence au bloc opératoire. Philippe Lançon, rédacteur de Charlie Hebdo vient de perdre la mâchoire sous les tirs d'une kalachnikov scandés par des cris rituels déments, des balles, des secondes, des « Allah Akbar ! » ; La fascination de l'abjection.
Pas le temps de terminer son déjeuner avec son amie, direction l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ambiance de guerre : gyrophares, snipers sur le toit, GIGN à l'entrée du bloc. Habituée à des « cas sociaux » agités qui débarquent souvent le samedi après des bagarres et des beuveries qui ont mal tourné, Chloé Bertolus ne s'en laisse pas conter ni impressionner facilement. Le récit autobiographique de Philippe Lançon, "Le lambeau" a révélé cette brillante – et gauchère 1 – chirurgienne au grand public.
Sans aller jusqu'à parler de "cas banal", cette ne posait pas de difficulté technique particulière. "Nous opérons une vingtaine de chaque année". En revanche, il y a une telle violence dans ce traumatisme que le patient d'avant est mort et qu'il doit ressusciter. Philippe Lançon a été opéré 22 fois. D'autres patients nécessitent jusqu'à 150 interventions, voire plus. Nous prenons aussi sur nous l'angoisse de mal dormir en se demandant parfois si on a fait le bon choix."

La plupart des outils sont faits pour les droitiers. La société produit du format. Plus elle produit du format, moins elle invente. Le gaucher est en dehors des sentiers battus, ce qui lui donne une chance de pouvoir inventer, d’être créatif.
De même que, paradoxalement, le fou peut aussi être l’inventeur de génie car il sort toujours des sentiers battus, foi de Michel Serres, lui-même gaucher. Sans oublier l’immense Vésale, non pas gaucher mais « pas de son époque », à côté de la plaque. Ce trublion de la Renaissance qui, a 29 ans, ose casser les codes du dogme galénique qui prévalent depuis 1300 ans, une médecine engluée par des siècles d’obscurantisme. Ses vont faire gagner mille ans dans la connaissance du corps humain.
Conférence de Chloé Bertolus : Congrès de la SFSCMFCO 2023, Chirurgie et Fonctions
Ouverture du Congrès : Ukraine, stratégie et chirurgie de guerre, chaîne vertueuse.
Patients et opérations de chirurgie maxillo-faciale : Photos de Candice Cellier à l'Hôpital de la Salpêtrière :

QUESTION 1
Juin 2024, vous rentrez tout juste d'Ukraine. Le calme et la paix incitent à l'oubli, on pensait que les boucheries d'antan et les morts aux champs d'horreur étaient derrière nous, puis de nouveau, la guerre est à nos portes ? Dans les chaumières ça parle de troupes au sol, entre blagues et inquiétude.
Piste (matière à réflexion) : Qu'aimeriez-vous transmettre à la profession, aux initiés mais aussi au public sans distinction qui puisse nous apporter un peu de baume au cœur ? H1N1, SRAS, vache folle, Covid, variole du singe, attentat, guerre mondiale... les marchands d'angoisse c'est comme Wall Steet, ça ne dort jamais. Dans ce chaos organisé, le médecin est un faiseur de miracles !

QUESTION 2
Parmi les profanes que nous sommes et qui peuvent s'évanouir à la vue d'une goutte de sang, nombreux se posent la question : "mais comment font-ils pour se concentrer et opérer les patients qui arrivent parfois dans un triste état, les tripes à l'air".

Piste : le métier de chirurgien, d'abord médecin, stagiaire, Interne, puis la maîtrise de l'acte chirurgical, peut-être ensuite la recherche scientifique, puis professeur des universités... comment tout cela se combine-t-il ?

QUESTION 3
Quelle différence cela fait-il pour vous entre soigner une « petite frappe » et une personne estimable ?

Piste : "Combien de millions d'assassins, de crapules, de violents, de tortionnaires, de sanguinaires, de fanatiques pour un Einstein, un Dr Schweitzer, un ? Méritent-ils et leur accorde-t-on les mêmes soins, les mêmes attentions et traitements une fois entre les mains du chirurgien ? En revanche, on peut concevoir plus facilement qu'en France, on soigne les SDF qui ont droit à des transplantations d'organe.

QUESTION 4
André Vésale, évoqué en introduction de cet entretien, le trublion qui a fait gagner mille ans dans la connaissance du corps humain, ne se contentait pas de dérober les corps des pendus pour parfaire ses connaissances. Il disséquait lui-même les cadavres et révolutionna l'enseignement de l'anatomie. Quels obstacles particuliers rencontrez-vous dans votre activité de recherche, mais aussi dans celle de l'enseignement ?
Piste : L'œuvre de Vésale marque une étape décisive de la science anatomique. L'esthétisation de ses célèbres écorchés rendait supportable la figuration de l'insupportable, avant que la science ne se pare elle-même de vertus esthétiques. Vésale déclenchait parfois la colère de ses anciens maîtres, ceux qui refusaient de se remettre en cause.


QUESTION 5
Nous avons en France des laboratoires d'anatomie de pointe permettant un accès facile aux dissections. Pourquoi ces centres sont-il pauvres en personnel enseignant alors que l'importance de l'anatomie est primordiale ?

Piste : Les professeurs de chirurgie pourraient imposer ce retour aux bases anatomiques fondamentales, une anatomie appliquée à l'imagerie, à la dissection macroscopique et microscopique.

QUESTION 6
Tous les métiers sans exception sont en plein bouleversement. Qu'en est-il de la culture chirurgicale en général, entre hyperspécialisation et besoin de soin multidisciplinaire ? Servir les patients sans oublier la recherche, la pédagogie mais aussi le rôle économique vital pour notre société semble être le grand défi des réformes dans la Santé et l'Enseignement supérieur ?
Piste : Chirurgien et professeur de chirurgie sont deux très beaux métiers, et très différents. Apprendre à être chirurgien c'est aussi apprendre à être humain, soignant et technicien tout en même temps.

QUESTION 7
L'enseignement numérique semble peu à peu effacer l'héritage du compagnonnage, cette idée de la noble relation maître—élève ?

Piste : Le professeur de chirurgie ne peut pas se passer de l'informaticien ou du technicien, il gagne en efficacité, en précision, en communication. Mais en chirurgie, entre tradition et innovation, la pédagogie numérique ne résoudra jamais tous les problèmes de formation (P. CJ Chaffanjon)

QUESTION 8
Candice Cellier a photographié des patients et des opérations de chirurgie maxillo-faciale. Tout ce qui touche au visage. Elle constatait combien les chirurgiens ont un goût prononcé pour l'art, (dont le but réel serait de transformer la conscience)."Leur sensibilité à la peinture, à la sculpture ou à la photographie est assumée et revendiquée". Au travers de son travail artistique, témoin de ce processus de Re-Figuration, Candice Cellier démontre qu'une certaine forme d'acceptation est nécessaire au rétablissement. Le corps et l'esprit ne font-ils qu'un ? Les yogis disent penser avec toutes les cellules de leur corps.

Piste : Vésale avait ouvert la voie avec ses écorchés. Dans son ouvrage de Humani Corporis Fabrica, l'art du peintre s'allie au savoir du médecin pour détailler ce que le scalpel révèle progressivement à la vue. Il s'agit d'un genre nouveau. Les expriment non pas la peur de la mort, mais l'activité de la vie. Jusqu'alors, un mal de ventre traduisait une expiation, une punition divine.
Coïncidence : la même année, en 1543, avec Copernic, le soleil cesse de tourner autour de la terre. Entre la révolution des corps célestes et celle des écorchés terrestres, l'humanité ne sait plus où donner de la tête. C'est d'ailleurs ce qu'exprime Vésale dans son dessin : un squelette qui contemple son crâne, comme s'il voulait s'étudier lui-même. Peintres, sculpteurs et médecins collaborent, l'anatomie moderne prend son envol et les représentations du monde vont évoluer de manière brutale.

QUESTION 9
La Renaissance est une période de bouillonnement dans tous les domaines, la science, les arts, la médecine, l'astronomie... Dans les monastères et les universités les savoirs renaissent après des siècles d'obscurantisme, les peuples se libèrent du pouvoir religieux impitoyable et omnipotent. Place à l’observation, à l’expérimentation. L’esprit critique ne mène plus directement au bûcher.
Notre humanité traverse à nouveau une période de bouillonnement. Après les prothèses de chair dans des monstres d'acier 1, allons-nous devenir des transhumains « H+ », une version technologisée du corps passant de l'homme blessé à l’homme augmenté, le nouveau Tarzan des jungles de pierre ?

Piste : La pierre taillée, l'écriture, l'ADN déchiffré, l'IRM, l'IA... l'innovation fait avancer le monde. Un stylo, un clavier, une automobile sont des prothèses. Il y a aussi les prothèses médicales pour ceux qui ont perdu une jambe, pour le cœur... Un casse noix c'est une mâchoire objectivée, on ne cesse d'objectiver notre corps dans une sorte d'évolution inversée. Quelles sont les limites ? Devons-nous nécessairement réaliser tout ce que, grâce à la technique moderne, nous savons et pouvons faire ? Il faut errer, tâtonner, avoir le courage de sortir des sentiers battus pour innover, mais avec tous les risques de s'égarer. Et ne donne-t-on pas trop d'illusions aux personnes handicapées ?

1 Pour éviter l'emballement des premières machines à vapeur (1785), des enfants étaient employés à réduire ou à ouvrir l'arrivée de vapeur

QUESTION 10
Inversement à la question précédente, il arrive que des prothèses parfaitement fonctionnelles soient psychologiquement rejetées par ceux qui en bénéficient. Ce rejet est-il une ingratitude du corps et/ou de l'esprit ?

Paradoxal, quand on sait que sur les champs de bataille pas si lointains et à nouveau si proches de nous, il est trop souvent impossible de porter secours aux blessés et prodiguer à temps les soins nécessaires pour éviter le pire, les amputations, voire la mort.

QUESTION 11
Quelle pourrait être la définition saine et sans tabou de « l'humain » au XXIe siècle ?

Piste : Jean Didier Vincent, éminent et impertinent neurobiologiste donne sa définition : "C'est probablement un miracle de la sélection génétique3 qui a fait qu'à un moment de l'évolution, quelques gènes se sont exprimés, là où ils ne devaient pas l'être, dans le cerveau, ce cerveau hypertrophié de l'homme qui rendra cet animal unique en son genre. Bipédie, grossissement du cerveau, émergence des facultés d'apprendre et de transmettre, de représenter... "
Et pour ce qui est de la représentation, on a justement beaucoup de mal à se représenter ce qu'il a fallu de hasards et de risques durant des milliers d'années pour faire d'un lémurien un homme.
Aujourd'hui, l'homme est capable d'artificialiser la naissance, nous nous faisons naître nous-mêmes. On finit par se demander si nos apprentis sorciers ne finiront pas par jeter à la poubelle leurs jouets humains plutôt que de les réparer-soigner. Où est passée notre conscience 4 dans tout ça ? Cette même conscience qui a fait de nous des humains qui partageons notre affect, le désir, le plaisir, la souffrance et toutes ces mises en commun.
Le progrès scientifique semble se retourner contre nous, les hommes se sentent menacés par ce qu'ils produisent.

3 Miracle dans le sens "d'événement improbable, de contingences rarissimes", comme le singe dactylographe ou les vagues scélérates pour la métaphore.

4 La conscience est à notre connaissance, l'ultime propriété émergente de la matière qui s'organise. La conscience de l'homme appartient à l'univers, comme inscrite dans son évolution.

QUESTION 12
Le 7 janvier 2015, alors que vous déjeuniez avec une amie, vous recevez un appel d'urgence, direction le bloc opératoire pour une intervention chirurgicale suite à une attaque terroriste islamiste. Quelques minutes avant cet appel, vous discutiez du livre « Soumission » de Michel Houellebecq, roman dystopique qui raconte comment, en 2022, l'élection présidentielle est remportée par un président musulman qui invite la France à se convertir à l'islam. Cela ne fait-il pas beaucoup de coïncidences ?

Piste : Le fil conducteur de ces trois interviews relie étroitement le physique et le mental : réparer-soigner-soulager les blessures physiques et les blessures psychiques, douleur physique et souffrance mentale, corps et psyché, monde psychique et monde matériel. Et la psyché considérée comme un transformateur d'énergie produisant des événements que l'on nomme « coïncidence » faute de mieux, ou par facilité.
Ces coïncidences « mystérieuses » évoquées dans ces entretiens nous amènent à ces notions complexes qui s'entremêlent, se cherchent, s'opposent et se répondent dans une sorte d'harmonie des contraires : hasard, nécessité, coïncidence, événements fortuits, contingence, cause et effet, effets rétroagissant sur leurs causes, résonance, synchronicité 5...
Les contraires, au lieu de s'opposer, deviennent complémentaires et forcent la nature à de nouveaux déséquilibres dynamiques (complémentarité de deux principes opposés). Cette relation des opposés permet au hasard de se révéler.
Le hasard n'a pas fini de nous surprendre, comme par hasard !

5 La synchronicité n'est pas une simple coïncidence, c'est une véritable interaction entre l'esprit et la matière, une "coïncidence signifiante", un phénomène mystérieux et extraordinaire qui unit le psychisme et la matière. Le monde physique et le monde psychique sont intimement liés et la synchronicité est la manifestation d'un rapport direct entre l'esprit (idée, rêve, aspiration, art, spiritualité3 , poésie...) et la matière (événement particulier dans le monde physique).
Ce phénomène peut concerner un individu ou une collectivité. Son pouvoir transformateur peut être la principale source de métamorphose de toute l'humanité (Pauli-Jung-Bohm).
Le monde psychique et le monde matériel sont les deux parties d'un monde cosmique. Les synchronicités représentent ces rares moments où nous rencontrons cette unité cosmique, l'Âme de l'univers. "Ce qui se passe sur notre minuscule planète est dicté par toute la hiérarchie des structures de l'univers. Il existe une interaction mystérieuse qui connecte l'univers tout entier" (Trinh Xuan Thuan).

3 La spiritualité est un mot générique qui recouvre toutes les démarches (religieuses, philosophiques, initiatiques, mystiques, etc ...) cherchant à donner du sens aux différents niveaux de nos existences.


QUESTION 13
Une mutation expérimentale induite en laboratoire ne mène pas au même résultat qu'une mutation spontanée. En agronomie par exemple, il arrive souvent que de nouveaux mutants se révèlent des succès en laboratoire, tandis que dans la bataille naturelle pour la survie, ils se révèlent perdants car ils ne peuvent perdurer que sous le contrôle et avec l'aide artificiels des bioingénieurs ou agrotechniciens.
Autres résultats décevants : ces transformations se révèlent à l'usage comme spécialement fragiles, dépendant pour leur survie de hautes doses d'engrais artificiels, pesticides, insecticides. Ce qui leur enlève toute utilité en rapport avec l'évolution. Il leur manque apparemment le trésor d'expériences biologiques que représente une existence de plusieurs milliers d'années. Un peu comme le transhumain tant fantasmé par les gourous de la Silicon Valley ?

Piste : comment agir et interagir beaucoup plus rapidement sur notre corps (et notre environnement) en nous préservant des dérives du transhumanisme et de son forçage technologique ?
Jusqu'ici, l'évolution prenait son temps, mêlant un peu d'ordre par ci, un peu de désordre par là, un peu de hasard par ci, une touche de nécessité par là, du régulier et de l'inattendu, du naturel et du culturel, du féminin conservateur et du masculin dynamique, principe de conservation et d'ouverture. Le Grand Récit du monde poursuivait son chemin grâce à cette relation des opposés et ses déséquilibres dynamiques.
"Si comme tout autre être vivant, nous eussions attendu que les ailes nous poussassent..." s'amusait à dire Michel Serres, ce génial gaucher boiteux.

Philippe Lançon

Philippe Lançon

Journaliste et romancier français. Rescapé de l’attentat terroriste islamiste contre la liberté d'expression

Lorsqu'on ne s'y attend pas, combien de temps faut-il pour sentir que la mort arrive ?
La tête baignant dans le sang, le tueur n'a pas jugé nécessaire d'achever le blessé. La salle de rédaction était une mare de sang. Au nom du prophète vieux de quinze siècles ? "Les cheveux, le front, le regard, le nez, les joues, la lèvre supérieure, tout était en ordre et intact. Mais à la place du menton et de la partie droite de la lèvre inférieure, il y avait un cratère de chair détruite et pendante. Quelques bouts de dents sont passés dans la bouche, ma langue a joué avec comme avec des miettes. Ce qui restait de gencive et de denture était mis à nu, faisant de moi un monstre".
L'opération avait duré entre six et huit heures. Quand il a rouvert les yeux à l'hôpital, son frère était là. Les souvenirs d'une intimité quotidienne – celle de l'enfance – a effacé la distance progressive, tels deux chiens d'une même portée.
Coïncidence ? Lorsque Chloé Bertolus a interrompu son déjeuner avec son amie pour opérer en urgence Philippe Lançon, victime de tueurs islamistes fanatisés, elles discutaient du livre de Houellebecq, "Soumission". Mais était-ce une coïncidence ? On pense à la synchronicité de C. G. Jung, et la psyché, le transformateur d'énergie au-delà de la représentation subjective de l'homme.

Souvenirs en vrac après l'attentat

"L'état d'esprit de était périmé en 2015. Il n'y avait pas grand monde en France pour être Charlie. Nous avions senti monter cette rage étroite qui transformait le combat social en esprit de bigoterie. La haine était une ivresse ; les menaces de mort habituelles ; les mails orduriers nombreux. La radicalisation a démarré dans les années 90. En criant Allah Akbar, les jeunes que l'on pousse aux actes extrêmes sacralisent leurs pulsions meurtrières dans une jouissance morbide". C'est l'Islam pride si bien analysée par Fethi Benslama. L’islamisme a produit une fiction essentiellement inauthentique. Se retirer du monde et en finir avec lui, participer à sa fin fait partie de cette fiction qui attire des jeunes engagés dans le djihadisme.
"Dans les services de stomatologie, la bave des patients tapisse le sol et j'étais l'un d'eux. L'arrivage se faisait généralement le week-end, après une baston. Il y avait les petites frappes aux . Il y en avait de très machistes, qui ne supportaient pas de dépendre des femmes et les traitaient avec rage et mépris. L'un d'eux jetait son gobelet à l'entrée d'une infirmière en lui criant « Ramasse ! »." Une partie importante de l'activité du chirurgien maxillo-facial est représentée par la traumatologie faciale, principalement résultat des accidents de la voie publique, des accidents du travail et des rixes. Les sont également fréquentes.
"Quitter l'enceinte de l'hôpital m'effrayait. J'avais tissé mon cocon, Gabriela ne pouvait y retrouver sa place. La femme que j'aimais était devenue la femme de trop".
"Un courrier de la Sécu me demandant sur un ton comminatoire si, après trois mois, j'étais toujours en arrêt maladie. Une procédure serait engagée si je ne pouvais le prouver. Tout le monde a ri dans mon entourage, sauf moi".
"13 novembre 2015, à New York, accompagné de Gabriela : elle m'annonçait qu'une attaque terroriste, probablement islamiste, avait lieu en ce moment même au Bataclan. Qu'il y avait des morts et des blessés… J'ai senti que tout recommençait, ou continuait ; les corps de mes amis morts, le souffle et la présence des tueurs qui ressurgissaient. Cette nuit-là, j'ai regardé les lumières de la ville et je n‘ai pas dormi. Vers une heure du matin j'ai reçu un texto de Chloé : « Je suis heureuse de vous savoir loin. Ne rentrez pas trop vite »."

La Re-figuration : Table ronde animée par Laurent Joffrin, avec Philippe Lançon, Didier Cros, les Professeurs Patrick Goudot, Chloé Bertolus, Bernard Devauchelle.
Philippe Lançon, Le lambeau : éd. Gallimard, Folio 2020

QUESTION 1
Aux USA, les citoyens ont une chance sur dix millions de mourir du terrorisme 1. Avec une certaine légèreté complice (en référence à votre passé de journaliste satirique), on pourrait presque dire que vous avez gagné au loto, s'il n'y avait pas cette violence d'un autre âge et l'effet de sidération qu'elle produit sur la population, amplifié par les médias à l'affût de larmes, de sang et de cadavres, qui ont en quelque sorte remplacé « l'esprit Charlie ». Le politiquement correct et son indignation à géométrie variable a-t-il balayé l'esprit Charlie, l'impertinence et la liberté d'expression ? L'humour aseptisé c'est l'injonction contradictoire, sois spontané !

Piste (matière à réflexion) : Le 7 janvier 2015, des millions de personnes et près de cinquante pays étaient Charlie, par-delà toutes les religions et toutes les idéologies. "Je suis Charlie, je suis l'humanité". Comment raviver cette flamme, autrement qu'avec des massacres ponctuels ?
1 En comparaison, ils ont une chance sur sept cent mille d'être tués par la chute d'un astéroïde. En 2021, les attaques terroristes dans le monde ont provoqué environ 23.692 décès. Dans ce même monde, chaque année plus d'1,3 million de personnes meurt sur les routes, ce qui représente 1 mort toutes les 21 secondes.

QUESTION 2
Dans votre chambre d'hôpital, à temps plein pendant trois mois, vous constatiez : "Quelle que soit la qualité du soignant le patient reste isolé dans sa souffrance". Vous parliez bien sûr de souffrance psychologique ?

Piste : Comme pour un deuil, amputer passagèrement une partie de la réalité quand elle est trop pesante permet d'amortir le choc. Mais on sait aussi que le déni ne doit être qu'une étape temporaire et si possible brève, pour parvenir à surmonter sa souffrance et rétablir son équilibre intérieur. Et dans votre cas, ressusciter, pour reprendre l'expression de Chloé Bertolus. Elle vous a accompagné au Grand Palais le jour de cette renaissance, le 20 mars, pour une exposition consacrée au peintre Velázquez. Deux mois et demi après l'attentat, un défi ad hoc lancé à vous-même.

QUESTION 3
Comment ne pas céder à la colère, la haine, et éviter la dépression après une telle épreuve ?

Piste : Votre univers se limitait à la chambre d'hôpital, le parc et les salles d'attente. Pour habiter votre niche écologique du moment, votre cocon, vous aviez décidé de tirer de la maladie, surtout si elle n'en était pas vraiment une, le plus de douceurs possibles. De votre propre aveu, vous aviez peur de quiiter ce cocon.

QUESTION 4
La vie commence-t-elle après la survie ?

Piste : Avec l'âge, ou après des complications et accidents de la vie, l'agilité physique peut décliner, mais le niveau de joie ne le devrait pas. Un être humain du IIIemillénaire, même modeste, peut bénéficier de services que même un roi n'aurait pu s'offrir il y a à peine un siècle. L'ennui c'est que nous ne sommes pas la plus paisible ni la plus joyeuse des générations.

QUESTION 5
Encore une ««« coïncidence »»», avec plein de guillemets ? Décidément !

Piste : L'hôpital étant devenu votre jardin, les infirmières, les aides-soignants, les chirurgiens occupaient votre quotidien. La présence d'un dénommé Hossein, « celui qui, en plus d'être beau réussissait tout 2 » vous rassurait. L'esprit des patients était relié par le geste du chirurgien. C'était lui, Hossein, qui allait vous opérer sans anesthésie. Ses parents avaient quitté l'Iran au moment de la .
2 "Les chirurgiens sont presque toujours d'épouvantables travailleurs : ils ont quasiment le pouvoir d'un dieu et ils ont, face au patient si souvent dépourvu de libre arbitre, davantage de responsabilités". Malgré tout, la discussion avec le patient porte beaucoup sur le geste technique, mais aussi ses modalités, ses risques, son pronostic. On peut parler de « négociations » entre patient et chirurgien.

QUESTION 6
Pour effectuer la greffe de peau sous la lèvre inférieure, Hossein a prélevé une tranche d'épiderme fine comme une mortadelle sur votre cuisse droite, pour ensuite la coudre sur la zone de greffe. Un peu gothique comme description ? De même pour la greffe du péroné sur la mâchoire, et les poils de jambe qui sortent de la bouche. On pense à mais votre sens de la dérision vous a certainement été d'un grand secours durant ces séances éprouvantes de chirurgie.

Piste : nous présentons sur le site de la SFSCMFCO différentes interventions chirurgicales et lambeaux de reconstruction, mot qui vous a inspiré le titre de votre ouvrage « Le Lambeau »."Le corps n'a pas cessé d'aider le corps. Il a donné tout ce qu'il pouvait, il est au bout du rouleau mais la rééducation commence à la fin de ce rouleau".

QUESTION 7
Comment la religion qui a servi à tant de manœuvres criminelles pourrait-elle se redéfinir sur d'autres bases, dans une démarche de connaissance et non plus à partir des anciens textes sacrés ?

Piste : Les religions sacrificielles doivent disparaître. La plupart des gens qui se croient vertueux sont impossibles à vivre. Le sacrifice dans son sens sacré, nous humanise. Il s'agit de rendre sacré le lien humain et non pas de se sacrifier pour satisfaire la volonté des psychopathes qui se sont emparés du pouvoir.
Les prédicateurs et moralistes enseignent depuis toujours aux hommes de fuir les mauvaises pensées, mais cette stratégie ne peut que produire un résultat opposé. "Dressez la liste des actes qualifiés de péchés par les religions principales et vous découvrirez que le simple fait d'être vivant est déjà un péché ".
La position d’Albert Einstein : "La religion de l'avenir sera une religion cosmique. Elle transcendera l'idée d'un Dieu incarné, évitera les dogmes et la théologie". Que Dieu l’entende !
L'islamisme a pris en otage les musulmans comme le LGBTisme a pris en otage les homosexuels, et le wokisme s'est emparé de notre liberté au prétexte de lutter contre les discriminations.

QUESTION 8
Avec des médecins à vos côtés, vous vous êtes battu contre ce que d'autres acceptent encore aujourd'hui comme le destin, « la volonté de Dieu ». Après ce que vous avez vécu, vous nous avez démontré que c'est votre énergie intérieure qui a forgé votre destin malgré les événements tragiques. Vous ne vous êtes pas laissé aller, ni laissé broyer. Mais où avez-vous puisé cette énergie pour prendre en main votre destin puis vous réinventer ?

Piste : Nombre de maladies que les gens attribuaient à « la volonté de Dieu » il y a encore une centaine d'années sont aujourd'hui éradiquées ou guérissables. La peste, la variole, la poliomyélite, la tuberculose, la rage... Pourtant, dans certaines contrées, des croyants acceptent que leur famille soit massacrée parce que telle serait la volonté de Dieu. Et encore ailleurs sur le globe ou dans leur tête, certains ont décidé de démolir nos valeurs, notre culture, notre identité et prétendent prendre en main l'évolution de notre espèce grâce à la technologie, mais sans nous demander notre avis. Cela n'est pas sans nous rappeler le civilisé qui va apporter, parfois à coups de triques, les bienfaits de la civilisation aux barbares ♫ qui vivaient heureux auprès de leur arbre ♫

QUESTION 9
Dans l'entretien avec Chloé Bertolus sont évoquées les facultés qui définissent l'humain telles qu'apprendre, transmettre, représenter. Les vertigineuses avancées de la science dans tous les domaines nous invitent à questionner nos représentations classiques du monde, et la place de l'humain dans cette nouvelle représentation. Vous êtes vous-même un homme « réparé ». Auriez-vous accepté qu'un gourou passant par-là fasse de vous un homme « augmenté » ? Adieu tristesse, souffrance, douleur, lambeaux, sutures. À vous la belle vie ?

Piste : Les interventions pour réparer des imperfections physiques et mentales jalonnent l'histoire de l'humanité. Aujourd'hui, ce n'est plus réparer dont il est question mais abolir la souffrance, la douleur, la vieillesse et la mort. Le prix à payer à tous ces bonimenteurs : mettre fin à la fabuleuse aventure du vivant qui a commencé il y a plus de trois milliards d'années et se laisser embarquer dans une morne utopie.

QUESTION 10
La contagieuse folie humaine est-elle de nouveau à l'œuvre, ou bien ce ne sont que les médias qui nous terrorisent et sèment la confusion dans notre esprit ? Si c'est le cas, comment s'en protéger ?

Piste : "Le mal naît du désordre, de l'aveuglement et de l'ignorance.
Une force en mesure d'influencer aussi bien le monde de la matière que celui de l'esprit ne peut naître que de la connaissance de soi. L'esprit et la matière sont deux aspects d'un seul et même tout
". Par David Bohm, admiré par Richard Feynman, et par Albert Einstein qu'il considérait comme son héritier, deux illustres prix Nobel.
Pour David Bohm, c'est la responsabilité de tout être humain d'apporter sa propre contribution à la construction d'une conscience réelle de l'humanité, celle que l'on peut dénommer « noosphère », cet inconscient collectif qui est un processus sans fin de mouvement et d'ouverture. La conscience de l'humanité est une, un tout cohérent mais qui n'est jamais statique. Les mythes transmis de génération en génération sont une réserve de vérités profondes et cachées. Ils nous relient à cet inconscient collectif et permettent à chaque individu de rééquilibrer sa santé psychique, et par conséquent sa santé physique.

Julien Bry

Julien Bry

Caporal-chef au 92e régiment d’infanterie de Clermont Ferrand. Croix de la Valeur Militaire et Médaille des blessés de guerre

Interview vidéo de Julien BRY
Affligé du syndrome de Stress Post-traumatique (SPT), il panse les souffrances dans l'écriture, notamment dans "Le Regard Vide", Éditions Amalthée, préfacé par Patrick Remm. Président des blessés de la Face et de la tête. Les Gueules Cassées.
En mission en Afghanistan, Julien Bry a assisté en direct à un (une bombe humaine). À bord de son véhicule blindé surnommé par les Taleb 1, il observait les lieux en apparence tranquilles avec ses lunettes de visée quand tout à coup, l'explosion d'un « suicide bomber » déguisé en burqa a déchiqueté plusieurs personnes. Une jambe arrachée, du sang et des bouts de chair partout. Sept vies ôtées dont deux de ses plus proches frères d'arme.
Les populations terrorisées comptaient sur la France, entre autres, pour les défendre. "Mais pourquoi ne se révoltent-ils pas contre les . Nous nous efforcions de leur offrir la paix, ils répondaient : « Je suis ici selon la volonté d'Allah ». Que faisons-nous ici s'ils s'en foutent apparemment de voir crever leurs enfants, leur famille ?"

Quelques mois plus tard, en mission au Mali à bord de son véhicule blindé, il est atteint d'hallucinations et lors d'un nouvel attentat terroriste – toujours cette idéologie fanatique –, il perd les pédales et a failli commettre le pire


Rétrospective :
"Les Maliens, ancien peuple de l'époque coloniale française ont fait appel à nous pour les libérer de l’emprise Aqmi 2. Les gaulois étaient là, leurs problèmes allaient être résolus. Ils nous prenaient pour des messies venus les libérer de la colère du diable. Fier, mon engagement prenait un sens. Je voulais nettoyer le pays, ils le méritaient. Accueillis par les villageois, nous étions des héros, des sauveurs. Pas un baraquement n’omit d’accrocher un drapeau bleu blanc rouge. Tous nous applaudissaient, ils nous suivaient sur des centaines de mètres. « Allez la France » criaient-ils en chœur. Tous leurs espoirs se portaient sur nous. Cette euphorie me fit oublier ma peine, ma tristesse."
"Dix jours et première douche. Le lendemain nous partions en mission pour montrer notre force et notre présence, histoire de rassurer les villageois.
Un matin comme les autres, nous partîmes en patrouille. Devant nous, il y avait une trentaine d'enfants avec cette joie qui colle aux basques des Africains en général. J’étais dans ma tourelle, il n’y avait aucun danger, apparemment. Une promenade de santé. Soudain dans mon casque j'entendis : Contact à Gao. La mairie est prise par les terroristes. Suicide bomber avéré dans la zone. Et dans mes épiscopes 3 je voyais tout mon groupe en morceaux, du sang et des membres partout. Pourtant quelque chose ne collait pas. Les enfants riaient encore devant moi. « Je deviens fou ».
Les hallucinations reprirent de plus belle. Je levai le clapet de sécurité sur le bouton de mise à feu… j’y déposai mon pouce. Puis l'un des enfants me fit un signe de la main, un coucou. Dans ma tête je me disais « Tire. Tire. Tire ». Cette fraction de seconde fut la plus importante de mon existence. Le Mali semblait être l'Afghanistan. Le terroriste était sûrement dans cette foule de mômes. Ce gamin d'un simple signe me fit retirer la main de ma commande, le mettant ainsi en sécurité.

La peur de mourir, la fatigue, les vécus dramatiques sont les principales causes du Stress Post-traumatique. Lors de la guerre des tranchées, pour les cas les plus graves, le soldat victime de l' 4 avait les yeux écarquillés, devenait sourd, muet ou aveugle sans même que ses organes soient défaillants.
Anxiété permanente, angoisses sévères, absence complète d'émotions, violence, insomnies, renfermement sur soi… selon les pays on traitait les patients avec des méthodes étranges : camisole et décharges électriques, flagellation avec des mots gentils. Les thérapies ont évolué. On ne sait pas comment guérir une victime du SPT, mais on peut l'aider à se sentir mieux.

Julien Bry, Chef d’état-major des armées, a reçu la . Dans le cadre de l’opération Pamir en Afghanistan, a fait preuve de belles qualités militaires. Mérite d’être cité en exemple.
Puis c’est au tour de la Médaille des blessés de guerre.
Oui, le SPT est une blessure. Chacun ressent les choses d’une façon différente ; finalement on souffre tous. Dans mes cauchemars, ils sont là, gisant à côté de moi. Ils ont pris la place de ma femme. Leur visage me regarde. Mon lit est rouge sang. Réveillé par les gouttes de transpiration, mon corps entier est en nage. Je suis foutu à vie ! Chiant ? Vous avez dit chiant ? À qui le dites-vous. J'ai mal, je souffre, mais jamais vous ne le verrez dans mes yeux, mon regard vide de vie, d'émotions, de joie, de compassion, d'amour.
Dans mes angoisses je pense à ces frères d'armes qui aiment la France, ma chère France ! Je suis soldat de la France, fier d'avoir porté les couleurs de mon uniforme pour défendre les trois couleurs de mon drapeau. Fier d'avoir servi la France, la patrie. Notre histoire ne se porte pas comme un fardeau mais comme un amour qui nous porte. Même les GI à Bargham nous ont applaudi, ces soldats américains qui nous vendaient tant de rêve devenaient admiratifs de notre régiment d’Auvergne, de notre détermination à gagner.

1 Diminutif de Taliban, le Taliban est un opposant au gouvernement avec pour objectif d'instaurer la charia (mode de vie radicaliste) dans cet État.

2 Aqmi, djihadiste d’AL-Qaïda du Maghreb Islamique

3 Optique à miroirs utilisée à l'intérieur des chars de combat.

4 Stress post-traumatique, typique de la guerre de tranchées.

QUESTION 1
Dans l'ordre de préséance, le médecin remplace le guerrier. Nous avons dédié cette rubrique aux aventuriers de la science, ceux qui permettent aux humains de moins souffrir, de vivre mieux et plus longtemps.

Piste : Si le héros des temps contemporains est devenu le médecin, on ne peut cependant séparer celui qui soigne du guerrier qui protège. Le soldat peut-il véritablement devenir un faiseur de bien-être et de paix en empêchant les autres de faire la guerre ?

QUESTION 2
Avec simplicité, pour ne pas dire, une candeur touchante, vous dites : "Je ne fais pas de géopolitique. Je voulais juste être le héros de celle qui partageait mes draps. Être fier d'avoir servi la France, ma chère France, ton patrimoine, ta culture, ton histoire. Tout le monde se battrait pour y prendre part."

Piste : En revanche, les héros de guerre sont souvent les pires des hommes et nos livres d'histoire rendent gloire à des tueurs. La cruauté humaine l'a emporté sur la cruauté des microbes. Les plus grandes sommités sont tombées au XXe siècle dans un abîme de barbarie. Puis la paix fut réinstaurée en Europe pendant plus de soixante-dix ans. Les causes de mort liées à la guerre devinrent alors négligeables. Et voilà que l'on nous reparle de guerre mondiale et d'extinction nucléaire de toute vie sur terre. L'espèce humaine a aujourd'hui tout en main pour s'auto-exterminer. Le corps humain est paradoxalement puissant, mais d'une extrême fragilité.

QUESTION 3
Votre premier RDV avec une psychiatre relevait de la sorcellerie. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? La reconnaissance au bout du chemin, un combat et une victoire mentale cette fois ?

Piste : À la fin de votre livre, vous affirmez : "Ma psychothérapeute m'a permis de mettre fin à mes grosses angoisses, à ces phobies d'impulsion où je voulais que l'on me mette une camisole tellement j'avais peur de déraper. Le suivi est primordial, il se révèle très efficace. Les soins, puis au bout du chemin, la reconnaissance, celle des « » sous les yeux de tous les militaires du régiment. Et ceux qui m'ont accompagné tout au long de ma carrière être encore fiers de moi... ! Je me sentais un « héros ». L'Armée de terre est une belle famille, elle ne vous lâche pas.

QUESTION 4
Vous affirmez que parfois le psychisme est bien plus douloureux qu'une fracture. Saviez-vous que les yogis1 font une grande distinction entre la douleur et la souffrance ? Selon eux, la souffrance est entièrement autocréée. Seraient-ils de simples donneurs de leçon, ou bien le rapport entre physique et psyché demeure encore profondément mystérieux ?

Piste : "La douleur, parfois insupportable, est un phénomène naturel et salutaire, sans elle je n'aurais pas su que mon mollet était entaillé. Mais pourquoi l'envenimer encore avec de la souffrance ?" fut la réponse du au médecin qui demandait : "Vous n'avez ressenti aucune douleur ?" Haletant et transpirant copieusement, le médecin venait de réaliser sans anesthésie cinquante points de suture dans un dispensaire local en Inde. Et Sadhguru de nous prévenir : "un mental malade peut créer une soupe chimique toxique dans le corps". La souffrance morale est plus difficile à cerner que la souffrance physique.
Avec les antibiotiques, la pénicilline, les antalgiques, les analgésiques et anti-inflammatoires... la douleur et nombre de maladies sont éradiquées mais il en arrive d'autres. On a l'impression que le mal réapparaît au fur et à mesure que l'on avance.

1 Maître spirituel. Sadhguru (Jaggi Vasudev) grand maître yogi comptant des millions d'adeptes à travers le monde, fait partie des cinquante personnes les plus influentes en Inde.

QUESTION 5
Un soldat français pourrait-il demain défendre la civilisation occidentale avec la même fierté et la même détermination qu'il le fait pour les trois couleurs du ?

Piste : quelle différence entre un patrimoine national et un patrimoine civilisationnel ? Le Bamboo network (« réseau de bambou ») semble unir tous les chinois bien plus que ne pourrait le faire les étoiles du drapeau européen symbolisant l’unité, la solidarité et l'harmonie entre les peuples d'Europe. Les civilisations sont mortelles, mais on peut attendre encore longtemps la mort de la civilisation chinoise multimillénaire. En revanche, la montée de l'individualisme en occident est une évidence. Il ne s'agit pas de le combattre mais de l'apprivoiser, et donc d'inventer, de créer de nouvelles appartenances, les anciennes étant en train de s'écrouler avec nos institutions.
Par-delà les politiques, les religions et les civilisations qui tentent de ne pas disparaître en se faisant la guerre, ou de renaître de leurs cendres, on pourrait imaginer un nouveau projet culturel commun à bâtir, à défendre, à protéger, totalement inédit, qui sublimerait notre survie aujourd'hui à nouveau si fragile et menacée.
Inventer un autre monde comme l'ont fait autrefois les hommes de la préhistoire qui peignaient et gravaient sur les parois rocheuses. Ils à autre chose que juste manger-ne pas être mangé, boire, se vêtir et se reproduire. Ils sublimaient leur survie avec qu'ils ont peut-être inventé, puis l'aventure, l' , pour mieux le connaître et pour se connaître. Le Grand Récit de notre culture universelle a commencé avec l' , il y a de ça quelque cent mille ans.
La culture dans son sens académique, c'est le savoir, la philosophie. Depuis l'Antiquité grecque, vers le VIIe siècle av. J. -C, on cherche une justice réellement universelle. Force est de constater que nous en sommes très loin.
Donc il faudrait imaginer une Déclaration Universelle des Droits des Cultures : nous sommes différents, parfois complètement différents dans nos moeurs et coutumes selon les collectivités. Cette diversité de culture, dans son sens ethnologique, est bien sûr une richesse qu'il convient de respecter et de protéger. En revanche, condamner le viol, l'assassinat, la pédophilie, la violence... pourrait s'inscrire dans une .

QUESTION 6
Comment sortir nos civilisations des ornières dans lesquelles nous les avons enfoncées ? Nous avons connu une bifurcation tragique avec la découverte de l' et les armes de destruction de masse.

Piste : Comment monsieur et madame Tout-le-monde peuvent-ils apporter leur pierre à l'édifice et devenir des aventuriers et des héros ? Semmelweis a inventé la prophylaxie en appliquant une simple idée subite : le lavage des mains avant les interventions auprès des femmes qui accouchaient. Par ce geste il a fait bifurquer la médecine. On peut devenir le héros de son quartier, de ceux qui nous sont chers, et même partir à la découverte de soi, ce qui n'est pas une mince affaire mais ni vain ni narcissique, bien au contraire.
"Nous avons tous des failles. Qui peut dire qu'il connaît son âme, son esprit, tant qu'il n'a pas connu la dépression ? Tant qu'il ne surpasse pas ses phobies ?... Ma psy m'expliqua que c'est dans ces périodes-ci que nous apprenons réellement de nous. Dans ce long chemin de croix, il faut du courage pour surmonter un mélange de peur, de tristesse, de paranoïa, de culpabilité, de haine".

QUESTION 7
Vous rendez hommage à , les femmes de militaires qui n'ont pas « signé » mais qui doivent subir l'engagement de leur homme. Vous avez rendu "sa liberté de vivre" à votre femme, de peur de la détruire ? Vous vous sentiez un boulet.
Piste : "Ma femme venait de me sauver la vie au détriment de la sienne. Elle fit sept grosses crises d'épilepsie et une dépression, c'était à mon tour de la sauver.
"En toute conscience on vous remercie. Vos épaules sont plus larges que celles d'une section de biffins1 réunis".

1 Militaire de l'Armée de terre

QUESTION 8
Est-ce que vous vous sentez toujours à côté de vos pompes ? " "
Piste : "Tout ce qui est enivrant devient chiant tant nous sommes tristes, nous les dépressifs".

QUESTION 9
En observation, vous suiviez des yeux une . Puis une détonation. "Je ne revis jamais l'enfant". Ces instants glaçants vous ont inspiré de touchants poèmes, une autre façon de soulager votre souffrance mais aussi d'inscrire ces moments tragiques dans la conscience de l'humanité.
Piste : extraits de "Petite"... Elle était si jolie, fille d'une fragile patrie, enfant d'une nation blessée, d'une nation en guerre où l'intelligence a été oubliée. C'est l'heure, les obus décollent. Sourire aux lèvres elle avançait. Ce sont les derniers pas qu'elle a faits. C'était une fillette du coin. Partie un matin croyant au lendemain. Pourtant pour elle ce fut le dernier...

QUESTION 10
Dans certaines contrées, les femmes sont fouettées, tuées, violées pour un bout de tissu, pour un sourire dans la rue. En Occident, les filles qui scandent encore les problèmes d'égalité des genres ne contribuent-elles pas à faire régresser leurs droits acquis ?
Piste : Il existe encore des inégalités scandaleuses, mais inversement, un « bonsoir madame » est trop souvent considéré comme du harcèlement, une agression, par des jeunes filles traumatisées qui se retrouvent dans les médias, citées comme exemple, ne laissant aucune chance à un quelconque garçon maladroit, lourd ou inexpérimenté. " là-bas, c'est peu dire". "Mesdames, ne vous identifiez-pas à ces femmes qui détestent l'homme".

QUESTION 11
Vous dites, non sans dépit, "Pour un Taleb à éliminer, les Américains rasaient tout. Nous Français, on préférait mettre la mission en attente pour éviter ce genre de dommage collatéral. Nous les militaires Français faisions du social, les rois de la diplomatie"
Piste : "Malgré la controverse, il y a des moments où leur insouciance nous a dépannés. Un jour alors que l'on ne parvenait pas à faire cesser les feux ennemis, leur lâcha une bombe qui fit trembler la moitié du pays".

QUESTION 12
Le 9 juin 2012, une mission agréable dans un se déroule pour le mieux. Puis soudain cette scène atroce a fait de vous « un type sans âme, le regard vide ». Cette fraction de seconde qui a hanté chacune de vos nuits, sept vies détruites par un suicide bomber. Cinq ans après, la colère était toujours là, contre la Terre entière. Avez-vous toujours cette envie de repartir récupérer vos cases laissées sur place, vos couilles, et prendre votre sourire en passant ?
Piste : Le temps est figé. Reprendra-t-il un jour ?

QUESTION 13
Deux mois et demi après l'Afghanistan, le Mali. A bord du vous repartiez en guerre contre des nouveaux Talibans ?
Piste : Cent-quarante véhicules de combat et cinq cents hommes embarqués dans cet impressionnant vaisseau. "On saute dans la grande bleue ?" "Putain, mon pote, j'aurais adoré mais je n'ai pas mon bonnet de bain".

QUESTION 14
GAO. Dix jours,
Piste : "J'aimais cette Afrique, avec des gens tolérants et vrais. La gentillesse des soldats locaux était sans égale".

QUESTION 15
Promenade de santé, une trentaine d'enfants tout sourires. Puis dans votre casque : « Suicide bomber avéré dans la zone ». Dans vos épiscopes, à droite, à gauche, la mort était partout. Le temps se superposait, Afghanistan-Mali, . Le terroriste était sûrement dans cette foule de mômes. Un coucou de la main a empêché l'irréparable de s'accomplir ?
Piste : "Je flottais, mon esprit s'était bien barré". Évacuation sanitaire. "Mon groupe venait de rendre la mairie de Gao aux Maliens dans des scènes de combat inconcevables. Et moi j'allais être rapatrié".

QUESTION 16
Patrick Remm, Président de l'Union des blessés de la Face et de la tête. Les Gueules cassées, a préfacé votre ouvrage : "[...] Cher Julien BRY, je souhaite que vos proches puissent comprendre votre souffrance tant physique que psychologique. [...] Si l'auteur s'est engagé à servir le pays, il s'est aussi engagé et a combattu pour que d'autres n'aient pas à vivre ce qu'il a vécu : l'horreur de la guerre. Cher camarade, je vous exprime mon respect."
La reconnaissance semble si importante ?

Piste : Non pas un besoin de se faire mousser, mais la reconnaissance du statut de blessé, pour vous et . Oui, le SPT est une blessure. Le soir seul chez soi, dans sa tête se poursuit cette bataille contre ce démon. C’est une blessure invisible irréversible.

QUESTION 17
Au-delà du champ de bataille, la guerre se poursuit autrement, dans d'autres dimensions de l'activité humaine, ente rivalité ou partenariats, entre amours et haines. Quel nouveau métier, quelles opportunités l'Armée de terre — qui est votre famille — pourrait-elle vous offrir, à présent que vous êtes désormais « inapte au port d'arme ; inapte au tir ».

Piste : Les émotions jouent un rôle central dans nos existences. Les esquiver revient à se couper d'une partie de soi et entraîne un effet boomerang. Comme introduit dans l'interview de Chloé Bertolus, nous avons hérité au fond de notre conscience, de toutes les émotions positives et négatives de l'humanité. Toutes les graines s'y trouvent déjà, c'est à nous d'arroser les graines qui font fleurir la joie, et ne pas arroser celles de la haine. Nos émotions peuvent devenir des amies dociles si l'on apprend à bien les orienter sans les nier, à contenir les débordements en apprenant à les reconnaître. Cela nécessite d'apprendre à se connaître soi-même, loin du narcissisme et de la vanité puérils.
"Connais ton ennemi et connais-toi toi-même, et cent batailles ne te mettront jamais en péril".

QUESTION 18
Cher Julien Bry, Ju pour vos intimes, avant de vous quitter, on a envie de partager un concept aussi simple que puissant, celui de la résonance, une technique qui permet, entre autres, de se libérer de nombreux troubles et émotions perturbatrices qui n'épargnent personne, même les plus forts. Pas besoin de retourner « là-bas » pour récupérer cette confiance, cette estime de soi. Le déclencheur de ce SPT, au-delà de l'horreur du « jour-J » n'est-il pas révélateur d'autres traumatismes antérieurs ?

Piste : Il s'agit de se brancher sur certaines fréquences pour évacuer ses colères, aussi légitimes et salutaires soient-elles, à condition qu'elles ne soient que passagères et ne nourrissent pas le ressentiment, mais au contraire, qu'elles soient sources de vitalité. Dans ce cas, on peut alors parler d'énergie vitale, à l'opposé de la souffrance qui va de pair avec la culpabilisation, le ressentiment. De toute évidence, vous êtes un résonateur performant, capable de se moquer de ses propres faiblesses, surtout celles à surmonter, et bien cernées non sans humour. Aucun doute que vous parviendrez à transmettre les bonnes fréquences à vos Frères d'arme et de cœur en souffrance. "C'est mieux que de détruire sa vie et faire souffrir ceux qu'on aime". Cette autodestruction et ce nihilisme sont nos ennemis à tous.

CMF Néa Bernard